C'était une main froide et pâle qui tenait le livre ouvert. Un livre, à la reliure usée et au papier jaunis, qui tenait son charme non pas de sa couverture aux milles étoiles -qui s'immiscent dans les yeux-, mais des mots qui s'y inscrivaient en caractère italique, au milieu d'images enfantines. Cette main, aux ongles peins d'une touche rosée, était reliée au corps d'une charmante jeune femme aux cheveux roux. Astrid. Sa langue se déliait, les mots franchissaient le seuil de ses lèvres avec une faculté certaine. Elle faisait la lecture au bonhomme couché, bordé avec soin dans des draps immaculés.

« -Non, dit le petit prince. Je cherche des amis. Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ?

– C’est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie « créer des liens... »

– Créer des liens ?

– Bien sûr, dit le renard. Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde... »

Son doigt tourna la page pendant qu'elle humidifiait ses lèvres en passant sa langue dessus d'un mouvement vif. Elle aimait faire la lecture à son petit frère, il était le public le plus à l'écoute de cette fichue planète. Avec des yeux ronds et l'air inquiet, il prit d'ailleurs la parole en s'adressant à sa soeur. « Mais, ça veut dire que tu as dû m'apprivoiser pour apprendre à m'aimer ? » Cette question provoqua un sourire tendre sur les lèvres charnues d'Astrid. « Bien sûr que non Eliot, nous sommes de la même famille, nous n'avons pas besoin de ça. C'est dans notre sang, notre ADN. » Un vague soulagement se lu sur les traits d'Eliot, un court instant. Alors, en reportant son attention sur la page brillante de son ouvrage, elle continua la lecture.

« – Je commence à comprendre, dit le petit prince. Il y a une fleur... je crois qu’elle m’a apprivoisé...

– C’est possible, dit le renard. On voit sur la Terre toutes sortes de choses...

– Oh ! ce n’est pas sur la Terre, dit le petit prince. »

« Si c'est dans notre sang, alors pourquoi les parents nous ont abandonnés ? »

Le livre s'échoua sur le sol. Sous le coup de la surprise, elle en avait lâché le bouquin qui reposait à terre, à présent. Que répondre à cela ? En effet, voilà quelques années -deux exactement- que les parents Weisz étaient partis, laissant derrière eux deux enfants mineurs. Mais, Astrid n'avait pas dit la vérité à son frère, pour le protéger. En réalité, ils n'étaient pas partis au sens physique du termes, ils avaient péris dans un terrible accident de voiture. Les services sociaux avaient pris la décision de mettre Eliot dans un centre spécialisé pour malade de sa catégorie, au grand désespoir d'Astrid qui refusait d'être séparée de son frère. Elle avait alors falsifié ses papiers d'identité, prétextant avoir deux ans de plus. Ainsi, majeur, elle pouvait demander la garde d'Eliot sans problème, et c'est ce qui arriva. Même après plusieurs mois, elle n'avait toujours pas eu le courage de l'avouer à Eliot, elle lui avait alors annoncé que ses parents étaient partis en voyage pour trois ans, car leur père avait une formation dans un pays étranger. Calomnie. Quelle connerie. Après avoir poussé un long soupir, elle se risqua. « Ils ne nous ont pas abandonnés voyons, papa avait à faire ailleurs, voilà tout. » Elle lui adressa alors un sourire forcé afin de le rassurer. Les médecins l'avaient prévenu, un choc pouvait lui couter la vie. Eliot était né avec le Syndrome de Smith-Magenis et son sous-développement cardiaque faisait qu'il était enfant à ménager. Etrangement, il n'avait que les symptômes internes de la maladie et n'était pas touché physiquement. Astrid s'en réjouissait chaque jour, pour la simple raison qu'elle n'aurait pas supporté les moqueries au sujet de son tendre petit frère, elle était heureuse qu'Eliot puisse vivre une vie pseudo-normale. C'est pour cela qu'elle ne lui avait pas annoncé la vérité au sujet de leur parents, même avec le désaccord des médecins. Il ne devait pas savoir, pas encore.
Elle ramassa le livre d'un geste lent et reposa ses yeux sur Eliot, endormi. Soupirant, elle se leva et approcha son visage du jeune homme. « Bonne nuit, dors bien mon petit prince. »

Sans un bruit, elle s'agenouilla au pied du lit et commença sa prière d'une voix douce et presque inaudible.