Elle ne savait pas trop ce qu'elle faisait là à vrai dire. Elle avait l'esprit perdu. La tête dans les nuages. Elle ne ressent presque plus la douleur dans son épaule. Il lui suffirait d'un coup d'œil pour voir l'énorme bleu qui y a élu domicile. Une chute, encore une. Elle pense trop, elle stresse trop. Elle fait plus attention quand elle danse. Marlen, elle sait plus où donner de la tête avec toutes les conneries qui se bousculent autour d'elle. Obtenir le premier rôle, c'est une bénédiction, l'occasion rêvée dans la vie d'une danseuse. C'est aussi le cauchemar. Les entraînements toujours plus intensifs, toujours plus fréquents. La jalousie des autres, cette haine sur leur visage. Elle se sent seule dans sa propre compagnie. Son regard s'attarde sur la tasse de thé posée devant elle. Aucune envie d'y toucher. Un léger sursaut en sentant une main l'effleurer. Le cœur qui fait un bond rien qu'en reconnaissant son odeur, ce mélange de clope et d'alcool. Elle le regarde s'éloigner, une chaleur s'installant dans ses membres. Petit coup d'œil autour d'elle, puis elle pousse déjà la porte des toilettes. Les moindres mouvements la font souffrir. Le regard qui se pose sur son épaule, puis la main qui vient remettre sa veste par-dessus la peau bleutée. Un sourire qui se veut confiant en voyant le diable. « Faut croire que oui, mauvaise porte. » Ses yeux s'attardent quelques secondes sur le charme brut. Puis la poupée tourne ses talons et se rapproche de la porte, la main sur la poignée. Faire mine de partir. Rattrape-moi. Comme une prière dans sa tête.

Elle sent la douleur vive dans son bras. La douleur qui pourtant, elle attendait, avec une impatience certaine. Elle profite du contact, malgré la douleur. On pourrait même percevoir un léger sourire sur son visage, mais la danseuse a depuis bien des années réussi à garder un visage de marbre, en toutes circonstances. Elle laisse échapper un hoquet de surprise quand elle se retrouve collée contre lui. Len se laisse aller contre son torse, sentant sa respiration contre sa peau. « Moi non plus. » Elle se sent comme mise à nue par son regard. Elle en oublierait presque la pression sur son bras, prête à lui briser les os. L'espoir l'anime quand il se rapproche encore plus, ses lèvres prêtes à accueillir celle de Jasper. Légère déception quand il s'installe dans sa nuque. Si elle pouvait bouger ses bras, elle aurait depuis longtemps caresser sa peau du bout de ses doigts. « Crois-moi, j'ai connu pire en intimidation. » L'habitude, devenue un véritable rituel depuis l'annonce du casting pour le ballet. La jalousie des autres, devenue complètement malsaine. Il en passerait même pour sympathique face aux collègues. Face aux adversaires. Elle approche lentement sa bouche de son oreille, la voix basse, presque enraillée. « Mes bras, Jasper. » Son intonation est loin d'être implorante. La princesse elle a appris à la dure. La belle enfance s'est vite transformée. Le monde rêvé, rempli de pailettes et de tutus, il s'est écroulé. Jeté dans la cour des grands. Maintes et maintes fois brisée, utilisée, insultée. Le rêve de gamine frappé par la réalité.